Rencontre avec un Crapaud Buffle

par Mickaele

crapaud

Juin 1964 – Port-Gentil, GABON

J’ai maintenant 18 ans et quelques mois d’Afrique. J’aime les sorties entre copains, mais j’adore aussi partir seul à l’aventure.
Port-Gentil est une ville provinciale calme. C’est encore un important port grumier, mais déjà on sent en lui les prémices à un grand avenir pétrolier.

Dans ma belle tenue blanche, je quitte le navire, cap vers l’inconnu… Il est 17 heures, les jours sont courts sous l’équateur, dans une heure, il fera nuit, je presse le pas, il fait chaud et humide, les vêtements collent à la peau. Les rues du littoral sont bordées de badamiers, de cocotiers, de belles villas coloniales où résident majoritairement les Européens. Quelques bars sont déjà animés et diffusent de la musique française, je me dis à cet instant que je ne suis pas venu en Afrique pour entendre Richard Antony ou quelque autre idole de la vogue yéyé, je quitte l’endroit. Une grande avenue marque le passage vers les quartiers populaires, je la traverse et m’enfonce dans des ruelles bordées de cases faites de tôle et de bois.

C’est maintenant le crépuscule, je déambule au milieu de petites échoppes où s’entassent fruits, légumes et produits de première nécessité. Des odeurs de cuisine s’échappent des baraques dont la plupart sont éclairées de quelques bougies ou lampes à pétrole. Je me retrouve bientôt au milieu d’une foule bigarrée, les uns se pressent de faire quelques courses, d’autres musardent ou discutent accroupis dans un coin de porte, les enfants jouent, des femmes portent avec aisance d’énormes seaux d’eau sur la tête. Les gens sont aimables, me saluent et bien que je ne comprenne pas toujours ce qu’ils me disent, je m’empresse de répondre d’un sourire d’un bonjour ou d’un signe de la main.

Je marche au hasard des rues, petit à petit, le vide se fait autour de moi. Une mélodie lancinante rythmée par le son du djembé guide maintenant mes pas jusqu’à ce bar dont j’ai oublié le nom, quelques petites lampes de couleur en marquent l’entrée. Je m’arrête devant une porte à battants, version africaine des portes de saloons. Un fossé boueux nous sépare, en guise de passerelle quelques planches branlantes relient la route au troquet, je m’y engage. Trop petit, je ne peux pas voir ce qui se passe à l’intérieur, je pousse les vantaux, ils résistent un instant puis s’entrouvrent. Tout va alors très vite, par la fente entre les deux portes, je discerne une ombre qui dégage vers la droite et là, juste le temps de comprendre qu’une bagarre vient d’éclater, je devine un poing qui me vient droit dans la figure… Me rappelant quelques notions de « close-combat » acquises pendant mes classes, j’esquive le choc frontal, mais le marteau-pilon terminant sa course vient percuter durement ma joue gauche, je perds l’équilibre et bascule vers le caniveau. Groggy, abasourdi par le choc, je récupère lentement. Après un instant de silence, je perçois une sorte de ricanement, une voix grave qui semble exprimer une joie mauvaise. J’écarquille un œil, deux balles de ping-pong me regardent, une bouche gigantesque s’ouvre, se referme et laisse échapper ce cri qu’un instant j’ai pris pour un rire sarcastique.

Je sors de ma torpeur et réalise que je suis devant un crapaud monstrueux, il bave et braille à tue-tête, sans doute m’ordonne-t-il de quitter son territoire. Je me rends compte alors de ma délicate situation. J’ai un bras planté dans le bourbier, mon corps est en bascule sur le bord du fossé, si je bouge, je risque de rejoindre le crapaud dans la fange. Soudain ! avant même que j’élabore un plan de repli, deux puissants leviers s’abattent sur moi, l’un accroche ma ceinture, l’autre me prend une épaule et telle une grue m’arrache à la tranchée laissant le crapaud muet et pétrifié de surprise. Je suis maintenant face à un homme, un géant qui me dépose doucement à terre et se confond en excuses. Cette brute, qui m’a cogné il y a quelques minutes, vient de me soustraire à l’égout et à l’immonde crapaud baveur.

Un petit attroupement s’est formé devant l’entrée, mon sauveteur m’invite à le précéder et je pénètre dans le bar. Une lumière blafarde éclaire la salle, la musique mise un instant en sourdine redémarre et chacun reprend sa place. Mon bonhomme se présente, Albert me dit-il en me tendant sa grosse poigne. Avant que je puisse répondre et sur un ton qui n’admet pas la réplique, il hèle un homme debout au comptoir, tout cela est ta faute dit-il, sur un ton qui n’admet pas le réplique, la première tournée est pour toi, l’autre acquiesce. Albert interpelle alors deux filles et leur demande aimablement de me remettre en état. Avec de grands sourires, elles m’entraînent dans ce que je suppose être une réserve et là dans un bac, je peux me laver et me défaire de la boue qui recouvre mon bras. Les demoiselles avec quelques morceaux de chiffons et une vieille brosse s’acharnent à remettre de l’ordre dans ma tenue afin de me rendre présentable. S’il est certain que je serai refoulé à l’inspection, le résultat est satisfaisant pour l’endroit, la pénombre dissimulant les séquelles de ma cascade.

Je retrouve Albert, il est à table, je m’assois, on m’apporte une bière, les deux filles nous rejoignent. Albert, qui me semble-t-il, a déjà pas mal bu m’explique : Je suis forestier depuis 30 ans, l’autre là-bas c’est un pétrolier, on s’est pris la tête. Il m’a traité de ringard, m’a dit que le pétrole c’est l’avenir et que l’Okoumé, c’est terminé. Mon sang n’a fait qu’un tour, je suis sorti de mes gonds, j’ai cogné, la suite, tu la connais… Tu sais, j’ai le pressentiment que ce nouvel eldorado va tuer notre métier, on ne trouvera bientôt plus personne pour aller vivre et travailler en forêt. Bon, parlons d’autre chose, qu’est-ce que tu fiches dans ce trou perdu me demande-t-il ? Je me présente, résume ma courte existence, ma jeunesse, mon engagement dans la marine et ma soif d’aventure. Lui ne semble exister que pour le bois, il me parle de sa vie en forêt, de ses arbres. Un arbre ça repousse, pas le pétrole dit-il en regardant durement son adversaire. Mon garçon me lance-t-il alors, la bourlingue, il n’y a que cela de vrai ! Et d’ajouter, à boire ! On a soif ici ! Les tournées se succèdent… De temps à autre Albert pique du nez dans son verre. Je profite de ces instants pour aller danser avec l’une de nos compagnes, Suzanne, elle est toute petite, elle ne parle pas beaucoup, elle rit tout le temps et elle se trémousse bien.

Les heures passent, les verres défilent. Grisé par l’ambiance et la danse, j’ai oublié l’heure et lorsque je reviens à la réalité, il est une heure du matin, la dernière navette est partie, trop tard pour retourner à bord, il faut attendre 6 heures. Albert a disparu, je me retrouve seul avec Suzanne, le bar s’est vidé. Suzanne a compris la situation, elle me prend la main et m’entraîne dans les ruelles sombres jusqu’à une petite bicoque… Dans la lumière pale d’une lampe à pétrole, je distingue une table, un tabouret et par terre dans un coin de la pièce une natte et un gros coussin…
Au petit matin, la tête dans le brouillard, la joue un peu bleutée, je prends la première embarcation des permissionnaires et regagne le bord juste avant que le clairon sonne le branle-bas. Sous la douche glacée, je me refais le film de la nuit, je suis heureux « l’aventure, c’est l’aventure… » et ces quelques lignes n’en sont qu’un aperçu.

À Albert et Suzanne…
Mickaele, Janvier 2016