Santa Isabel De Fernando Poo

par Mickaele

Santa Isabel

Juin 1964

SANTA ISABEL, SOLEDAD et QUICO

Félix Leclerc me pardonnera de commencer ce moment de mémoire par quelques mots de sa chanson « Le petit bonheur »

C’était un petit bonheur
Que j’avais ramassé
Il était tout en pleurs
Sur le bord d’un fossé
Quand il m’a vu passer
Il s’est mis à crier:
« Monsieur, ramassez-moi
Chez vous amenez-moi »…

J’ai rencontré ce petit bonheur,  il y a bien longtemps au cours d’une escale à « Santa Isabel de Fernando poo ».

Juin 1964, faisant  route vers  le Gabon, nous devons faire  deux escales techniques, en Côte d’Ivoire, au Cameroun et  une  visite officielle  en Guinée Equatoriale  où notre navire représentant  la République française doit rendre visite à la Couronne d’Espagne encore présente dans ce pays. Lorsque l’on nous annonce cette escale à Santa Isabel dans l’île de  Fernando Poo, je crois un instant que le Pacha s’est trompé de cap et que nous sommes prêts de  toucher les côtes d’Amérique du Sud.  Non ! Nous sommes toujours en Afrique, cette île est une parcelle  de la  Guinée équatoriale, confetti africain de l’Empire espagnol  dont la partie continentale est enclavée entre le Cameroun et le Gabon.

Le port n’est pas très grand et c’est par une belle  manœuvre  en marche arrière que le commandant mène le bateau « cul à quai ». Détaché au service hydrographique, je n’ai pas de tâches officielles à accomplir lors de cette escale (prise d’armes, garde d’honneur ou autres corvées de bord). La première journée sera consacrée à la plage avec les copains, une virée dans la campagne à la découverte des bananeraies, des champs de cacao, de café  et une petite incursion en  forêt, très riche en  orchidées. Le soir, comme à chaque escale, ce sera la tournée des bars…

Le lendemain, dernier jour, je pars à l’aventure. Je découvre de beaux édifices d’architecture coloniale espagnole, le palais du gouverneur,  la maison de la justice, quelques majestueuses maisons et enfin la très belle cathédrale gothique Sainte Isabelle inaugurée en 1897. Ma mère serait heureuse de me voir entrer dans cette église, je brûle un cierge à cette Sainte Patronne et reprends mon excursion. Passé le front de mer, je me trouve rapidement dans l’envers du décor. Comme à Dakar ou Abidjan, les quartiers populaires ne connaissent pas le confort et les baraques faites de tôle et de planches s’empilent de manière totalement anarchique dans un labyrinthe de ruelles biscornues.

Au hasard de ma balade, je tombe bientôt nez à nez avec une femme à la peau claire. Assise sur une caisse devant sa cabane, elle me hèle en me tendant un bébé qui pleurniche. Je m’arrête, m’approche, la femme sourit, elle se lève et me colle le bambin dans les bras. A mon allure empruntée, constatant que je m’y prends très mal,  elle vient à mon secours, positionne correctement l’enfant et m’invite à m’asseoir.  C’est mon fils  me dit-elle, il s’appelle Quico, emmène- le,  ce n’est pas bon pour lui ici. Quico s’est endormi la tête sur mon épaule, un an à peine, il est très beau,  plus métissé encore que sa maman, il est aussi blanc que moi.

La conversation s’engage, quelques mots de Français, un peu d’anglais et d’espagnol. Elle s’appelle Soledad  Borico, elle  gribouille ces mots sur un papier avec son adresse : Calle de capitan ?… » Je n’ai jamais oublié son nom,  celui du capitaine s’est perdu dans ma mémoire.

Elle me raconte sa  vie au quotidien, ses difficultés  à trouver chaque jour quelques pièces pour se nourrir, entretenir sa mère, élever et soigner  son enfant. Quelques heures de ménage chez un officier de la garde espagnole, quelques semaines à courber l’échine dans les plantations au moment des récoltes.   Elle vit avec sa maman dans cette masure  d’environ dix mètres carrés, sans eau ni électricité. Il n’y a pas grand-chose dans la pièce, la vieille  assise par terre me salut, elle ne parle que son dialecte. Quico est un enfant naturel, qui peut être  son père ? Un soldat espagnol, un colon, l’un de ses employeurs ? Je ne pose pas la question.

Soledad sait bien que je suis de passage et ne peut prendre cet enfant, elle s’est prise à rêver un instant. Mes paroles de réconfort semblent lui faire du bien. Je ne suis pas né en Afrique et pourtant lorsque j’ai quitté la maison paternelle,  nous n’avions pas  l’eau courante mais encore celle d’un puits, pas de douche, les  commodités au  fond du jardin et il n’y avait pas si longtemps que mes frères ma sœur et moi avions une chambre indépendante de celle des parents…

Mon histoire étonne Soledad, elle qui ne croise  que de riches Européens,  imagine  sans doute que tous les blancs vivent dans le luxe et l’opulence.

L’heure tourne, Quico dort toujours, je dois maintenant  rejoindre le bord. Mille questions me trottent dans la tête, quel sera leur avenir et que puis-je faire pour eux avec mes 30 francs par mois. Demain je serai au Cameroun, après-demain au Gabon et ma vie future, je ne la connais  pas encore.

Je me lève, embrasse Quico une dernière fois et le dépose doucement sur les genoux de la « abuela ». Je serre Soledad très fort dans mes bras, lui murmure encore quelques mots de réconfort, lui glisse dans les mains les dernières pièces qui traînent au fond de mes poches… Les yeux humides, je pars vers mon destin laissant mes trois amis d’un jour à leur triste sort…

Retour à bord,  c’est dans  quelques verres de bière que je noie mon cafard, demain sera un autre jour, je grimpe dans mon hamac et m’endors le cœur enveloppé de tristesse…

La Guinée espagnole accéda à l’indépendance le 12 octobre 1968. Un grand propriétaire de l’ethnie Fang, Francisco Macias Nguema devint président. Dès 1970, il instaura un régime de Parti unique et gouverna par la terreur. Les arrestations et les assassinats se multiplièrent. Environ un tiers de la population fut contraint de fuir le pays. (Macías mena une répression implacable contre ses opposants politiques, dont le bilan est d’environ 50 000 morts et disparus, 40 000 personnes condamnées aux travaux forcés, et plus de 100 000 exilés).

Santa Isabel  devient Malabo.  Que sont devenus Soledad et Quicko ? Étaient-ils de l’ethnie Fang ? de l’ethnie Fadambo comme beaucoup à Malabo ou Fernandinos ? (communauté créole, métis descendant d’esclaves). Comment ont-ils été traités, comment ont-ils vécu cette dictature ? Questions que je me suis souvent posées et qui resteront à jamais sans réponse.

Fransico Macias ne fut,  hélas, pas le premier ni le dernier dictateur sanguinaire en Afrique, les guerres civiles, les conflits religieux,  ethniques, les génocides se perpétuent et l’on se demande où s’arrêtera cette violence?

Epilogue

Quelques mots d’une chanson de Jean Jacques Goldman  « Ton fils » 1986

On perd sa vie parfois
A devoir la gagner.
Y en a qui naissent rois,
D’autres du mauvais côté…

…Je voudrais que ton fils vive mieux que toi,
Pour qu’il ait  tous ses droits…
Pour qu’il ait toutes ses chances…
Comme les enfants de France,

A Soledad et Quico,  aux mamans  qui risquent leur vie et celle de leurs enfants pour ne pas mourir de la folie des hommes.

Mickaele 8 Février 2016