Arrivée au Kuwait

par moniroje

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Alban Yannouricht se leva de son siège, prit sa valisette Air France et sa veste qui étaient dans le filet au-dessus de lui et suivit les passagers dans la coursive de l’avion.

Il était difficile de le situer : un homme jeune, moins de trente ans , pas un commercial ni un cadre sup ; certes pas un riche commerçant ; un jeune militaire ? Non plus : ce regard rempli de curiosité pour tout ce qui l’entourait était celui d’un enfant, pas d ‘un soldat ; cheveux noirs, mince du visage et du corps, chemise blanche cintrée et jean Levis légèrement pattes d’eph comme le dictait la mode d’alors : 1969. Mais quand il passa devant l’hôtesse de l’air, ce n’était pas un regard d’enfant plongé dans les yeux de la belle dame qui, habituée, n’en eut cure. Dehors, sur la passerelle, il fut surpris par l’air chaud : il avait pourtant été prévenu : lors de l’atterrissage le commandant de bord avait annoncé une température au sol de 38° Celsius et il était deux heures du matin et on était à la mi-mars ! A Paris, ça caillait !

Dans l’aérogare, il n’y avait que les passagers débarquant de ce vol et les formalités d’arrivée furent vite accomplies. Au sas de la police, coup d’œil vers les rares personnes de l’autre côté de la vitre : apparemment, personne ne l’attendait. Pourtant il était attendu selon le briefing qu’il avait eu à Paris au siège de la compagnie. Le policier tendit sa main et Yannouricht lui donna son passeport bleu.

« Haouw ! You’re french !!! accompagné d’un large sourire !!! De Gaulle !! Brigitte Bradot !!! » Même ici, être français vous attirait la sympathie ; grâce à ce De Gaulle ; OK, il avait beaucoup fait pour la France ; mais bon, hein, les Français, il s’en foutait !!! et à la fin, ce tyran, on l’avait foutu dehors. Quant à BB, certes, elle fut belle mais là, les seins, quand elle jouait, elle ne les montrait plus ou une fois, posés sur son avant-bras…

Hésitation devant la longue table derrière laquelle s’alignaient quatre douaniers ; dont une, mais au visage pire qu’une porte de prison. Le jeune homme choisit un douanier moustachu à l’air redoutable mais… avec un gros nez. Celui-ci, d’un signe de tête lui ordonna d’ouvrir sa valise et sa valisette ; Alban obéit : dans la valise, sur ses chemises , trônaient deux bouteilles de Johnny Walker. Instant de suspens… passera, passera pas ??? Le douanier le fixa dans les yeux, intensément : « OK, you can… » et Alban referma sa valise avec sa bouteille, le cadeau qu’il pensait offrir à la mission à son arrivée. Admirant en son for intérieur comment le douanier avait pu si prestement faire disparaître son cadeau à lui… tour de passe-passe !

De l’autre côté, au Kowait, personne ne l’attendait. Normal, son avion devait arriver à 23h55 et là, avec deux heures de retard, celui qui devait l’accueillir était reparti. Mais alors, que faire ?? Dehors, le parking, presque désert, à peine éclairé par trois lampadaires ; et aucun taxi… ils avaient été tous pris par les autres passagers, il n’en restait plus un seul. Cigarette… Tiens, parmi les quelques voitures garées, une Land-Rover découverte ; un truc qu’on utilise au boulot. Alban s’en approcha, regarda alentour s’il voyait son proprio ; le capot du moteur était encore chaud ; en fait tiède ; il devait avoir deux ou trois heures d’arrêt. Sur le siège chauffeur, des papiers… Alban se saisit d’une feuille pliée, la déplia, la vache, c’était pour lui !! « Salut Yanorich ! Ton avion a du retard ; le mien pour Paris, je ne veux pas le manquer. Alors tu as la Land pour rejoindre la mission ; sur la carte ci-jointe, je t’ai crayonné ton trajet ; les clés, comme d’hab »

Une bordée de jurons ; « …, mais je ne connais pas le pays, moi !!! je débarque !!! font chier !!! rejoindre la mission ?? » La carte dépliée ; « OK, la route de Kuwait-City ; la ville est à droite… prendre dans l’autre sens. Facile, un grand blanc : le désert ; « …quitter la route après la première station-service, une Esso ; tu peux pas la manquer. Mais fais gaffe, la piste, environ quatre kilomètres après ; plein Nord ; environ quarante kilomètres plus loin, tu verras la mission : un fanal rouge dans le ciel. A plus tard. » Yannouricht replia le mot, la carte ; c’était simple. « Mais où sont les clés ??? ah, voilà, sous le siège. » contact ; moteur rassurant , phares, c’est parti… n’empêche, le jeune homme continua à jurer comme un charretier. Puis il ricana : « Ha, ha, monsieur croyait être reçu comme un pacha, avec comité d’accueil. Tu parles, démerde-toi !! c’est bien la boîte, ça… »

Après la station Esso, un vrai arbre de Noël dans cette nuit noire, à nouveau la totale obscurité ; Alban a levé le pied, regard tendu vers une piste à droite « …qu’il a dit… C’est ça ??? » L’aube commença à rosir l’horizon mais ici, la lumière faiblarde des phares de la Land et cette fichue piste large comme une autoroute six voies !!! ben oui, des fois, les ornières profondes prouvaient plus d’un ensablement autour desquels les pistes s’entrelaçaient. Fallait jouer finement avec l’accélérateur et le volant quand le sable ainsi faisait zig-zaguer et tanguer le véhicule et vous obligeait à descendre les vitesses, voire engager les crabots dans un rugissement de moteur; et la piste, autour de ces ensablements devenait si large qu’il fallait veiller à ne pas s’attarder sur ses détours (où le sable n’avait pas été trop labouré), au risque d’être dévié par ceux qui avaient quitté la piste pour une raison ou une autre. Expérience de sa mission dans les Pyrénées espagnoles où pareillement, on croyait suivre la piste cartographiée et où on s’égarait sur une piste laissée par un troupeau de chèvres.

Maintenant le jour était assez clair pour voir le paysage : une étendue de sable jusqu’à .. jusqu’à partout !!! 360° de platitude sableuse ; « Rien… rien, pas de fanal… je me suis égaré ?? » Coup d’oeil à sa montre… cinq heures passés… ah :!!! enfin, dans le ciel, se devinait à peine un point rouge !!! la mission !!!

Puis à l’horizon une espèce de fortin ; les trailors, en carré autour de l’antenne radio sur laquelle le fanal rouge était comme un phare dans la mer. A côté des trailors, une douzaine de tentes… et de l’autre côté, les camions. Au fur et à mesure que la Land s’approchait, Yann, on l’appellera ainsi, diminutif adopté plus tard par ses collègues, voyait mieux les détails : une sondeuse en train de quitter la mission. Des hommes s’agitaient autour d’une Toyota ; « ben dis donc, is se lèvent tôt par ici !! » Le jeune homme arrêta son véhicule dans un alignement d’autres 4×4, descendit, se désengourdit les jambes puis marcha vers le centre du camp où il voyait un attroupement de quelques personnes entourant manifestement le chef de mission ; par son maintien, par son regard qui scruta le nouveau venu, par ses réponses à chacun de ceux qui lui parlaient : qui en espagnol, qui en anglais, «Yannouricht je présume ?

_Yes sir » répondit le jeune homme en lui tendant la main. L’homme : un visage coupé à la serpe, moustache et barbe naissante, il faisait penser à… Don Quichotte, ce regard bleu pétillant de malice en réponse à sa réplique : il y avait aussi du Jésus chez ce mec.

« Votre trailor, c’est celui-là, le troisième ; vous… tu le partageras avec Masson ; c’est lui que tu remplaceras quand il partira en détente ; dépose tes affaires, prends une douche, le trailor douches est au fond, là… et prends un déjeuner au mess, celui-ci… Masson te prendra au passage; vous avez rendez-vous avec la sonde 106… et parlant à un autre : vous commencerez au point de tir 218, tu as tous tes hommes ??? combien ??… »

Yann retourna à sa Land, prit sa valisette, sa valise, sa veste ; le soleil se lèvait ; devant sa chambrette, le jeune homme réalisa qu’il n’était pas question pour lui d’aller dormir. Le chef ne l’avait pas envisagé du tout ; donc… au boulot mec. Au mess, personne ; il s’assit, un serveur hindou ? posa sur la table une assiette remplie d’une énorme tranche de bacon sous deux œufs sur le plat et quelques tomates tranchées ; du pain et une canette de Fanta, berck !!! vrai qu’ici, pas d’alcool ! Dehors, par la fenêtre il voit le camp s’activer par moments. Tiens là, l’équipe topo qui a l’air d’attendre son chef devant son trailor. La porte de la cantine s’ouvrit violemment et un homme trapu au regard étrange, on dirait un regard de dingue, l’apostropha: « Go, go, go ! Yannouri ?

_Non !!! Yannouricht » corrigea-t-il et ils rirent en fonçant vers le parking des véhicules… vers un petit camion rouge, un Dodge au mufle carré orné sur son arrière et sur les flancs de lettres jaunes encadré de deux têtes de mort : EXPLOSIVES ; « ah oui, ça se voit de loin, ils sont prévenus, les autres !!! et dans ce désert, ils peuvent faire un grand détour quand ils nous voient arriver ! » Poignée de mains à l’ouvrier qui les attendait ; un iranien : « Non, il ne comprend pas l’anglais, ni le français ; et nous, on parle pas iranien, ni arabe ; faudra te démerder à la comprendre ; c’est le seul qui connaisse le désert comme sa poche !! » le camion démarra dans un grondement de moteur surpuissant et de tôles fatiguées et Yann entendit à peine dans ce vacarme son collègue Masson qui continuait : « … et quand tu seras seul avec lui… encore une semaine et je pars !!! vivement la quille !!! merde !!! Bon, on va faire le plein de dynamite…. et de détos » fit-il en stoppant le véhicule devant une cahute ; « Les clés, c’est nous qui les avons.. . responsables si ça pète, OK ?? Au fait, ne te fies pas aux détos ; ils ont beau être anti-statiques, quand il y a vent de sable, … pas au point leur trucs… ça a claqué, j’t’jure ! Quelle saloperie ! et surveille l’iranien : t’as beau lui répéter cent fois la même chose, … c’est comme si t’avais rien dit… OK ?? Bon, là, on file à la sonde 106 ; ils nous ont prévenus par radio : ils sont prêts, ils nous attendent. Au fait, t’as vu Golanne ?? le mec qui t’a attendu à l’aéroport ?

_Heu non ; yavait personne .

_Ah le con!!!

_Non, non, mon avion est arrivé avec 2 heures de retard… Il a dû prendre son vol… Putain, il fait combien, là-dedans???

_Là, avec la chaleur du moteur… j’en sais rien… du 50 ??? t’as soif ?? la glacière est derrière ton dos… sers-toi… et puis, vu le paysage… yen a pour une heure au moins… t’as qu’à piquer un tit roupillon ; t’as pas dormi je suppose… Tu sais, ici, le chef, il sait pas ce que c’est que se reposer… sait même pas bouffer ! Et pourtant, tu verras… fallait mettre un mec comme lui pour cette putain de mission ! Sont tous dingues là-dedans… tu verras. »

Devant eux, le désert blanchit comme du plomb fondu ; « plat… jusqu’à l’horizon et à 360° ; même pas un rocher pour faire du paysage. On dirait une mer… on dirait qu’on n’avance pas malgré notre compteur à 80 km/h » Yann imagina qu’ici un Boeing 707 pourrait atterrir sans danger ; même un vol de boeings… l’iranien assis entre eux deux regardait l’horizon mais il ne voyait rien, ailleurs… Masson conduisait et les muscles de ses bras tressaillaient ; son visage, son regard ??? Yann essayait de comprendre, de deviner : « Que vient-il faire ici ? Rien que gagner des sous ? Ou comme lui, fuir une vie bien trop rangée ? Découvrir autre chose ??? Marié ? » Mystère, le visage de Masson était de pierre … le regard mort… Comme l’horizon, il n’y avait rien. Yann dodelina de la tête… parti… assoupi, menton sur la poitrine.