Rêve-Souvenir du Sénégal

par moniroje

sea-sand

Cette route qui m’amène si loin, je l’ai déjà prise, je la reconnais vaguement… Mais quand ?

J’étais enfant ; on dirait que j’ai passé Rufisque… Oui, c’est cela, le Sénégal… J’avais dix ans… Maintenant, on a quitté le goudron, c’est la piste ; je la reconnais à son entrelacs d’ornières ; on dirait le lit desséché d’un torrent de la saison des pluies. Puis, devant moi, immense, étincelante, la plage ; l’Océan qui déroule ses vagues rageuses ; je sors du véhicule, chancelle sous le vent qui m’abasourdit du grondement continu des rouleaux qui assaillent la côte ; grondement de plus en plus fort au fur et à mesure qu’on s’approche du rivage, qu’il faille hurler pour se faire entendre. Tout est puissant, ici : le bruit, l’odeur forte de la mer, la chaleur du soleil jusqu’à la brûlure du sable entre les orteils.

Et la lumière : une torture pour les yeux que cette mer de diamants que la plage entaille tel un sabre blanc de métal en fusion. De Dakar à Saint-Louis et tout le long de la Mauritanie et jusqu’à Agadir ! Ici est le pays de la plage ; et son peuple égrène le long de ce ruban des villages tels celui-ci au bout de la piste: quelques cases grises ; toits en cône, filets de pêche qui sèchent de pieu en pieu, pirogues aux coques bariolées de couleurs vives aux dessins géométriques, échouées sur le sable, éperon pointé vers les terres… et, bien sûr, omniprésente, l’odeur puissante du poisson qui sèche au soleil…
Plus près de l’eau, l’air a fraîchi, des embruns fouettent le visage et le sable vole au ras des pieds ; des gosses s’ébattent dans les vagues du bord, plus petites mais assez vigoureuses pour les renverser ; une pirogue glisse dans leur jeu, pleine à ras bord d’une masse luisante de poissons ; sa voile carrée s’affale sur cette pêche alors que les marins profitent d’une dernière vague pour la pousser sur le rivage puis la tirer vers le sable sec. Alors commence un tourbillon de femmes, de pêcheurs, d’enfants qui remplissent leurs paniers sous une volée de mouettes chapardant le menu fretin : des crevettes, une pieuvre… Le tout dans un tintamarre de vociférations, de rires, du cri strident des mouettes ; la mer est nourricière ; mais ces hommes lui ont arraché leur nourriture souvent au prix de leur vie. Le danger est là, juste devant nous : la barre ; rien que ce nom fait frémir les nageurs les plus émérites ; cette année une dizaine de parachutistes y ont laissé leur vie. La barre : une bande parallèle au rivage, une barrière infranchissable de vagues plus grosses qu’au large et qui déferlent en un tapis d’écume. Rien que franchir cette barre est un exploit que l’on suit des yeux jusqu’à ce que la pirogue atteigne enfin le large. Mais la franchir dans le sens du retour. C’est assister au combat dérisoire de l’homme devant la Nature. À l’instant restent quatre pirogues, pleines à ras bord de leur pêche, qui longent cette barre infranchissable, attendant le moment propice ; leurs voiles carrées apparaissent sur le dos d’un rouleau qui prend de la hauteur, disparaissent ensuite, réapparaissent à la vague suivante ; soudain l’une des pirogues a viré, a gîté sous l’emprise du vent dans sa grande voile, a pris de la vitesse, éperon déchirant l’eau en une moustache d’écume ; inclinée vers l’avant, elle reçoit derrière elle la vague déferlante et disparaît dans son tapis d’écume, le mât chancelle, la voile faseye, claque, se regonfle, la proue jaillit de l’écume et telle une fusée, l’embarcation file vers nous, affale sa voile alors que je réalise que j’ai crié, que nous avons tous crié, que ça a failli rater. Et que tous dansent de joie. Je tiens le plat-bord de la pirogue ; elle est pleine mais pleine à ras-bord de poissons et elle est à ras le flot ! Comment n’a-t-elle pas coulé ? Les hommes se sont tus, le regard fixé vers le large : une autre pirogue s’est lancée, prenant la vague de biais ; aussitôt suivie des deux autres. Trois voiles carrées filant, filant de plus en plus vite sur le flanc de la vague qui grandit, qui se ourle, qui blanchit sa crête mais ouf ! c’est tout, elle diminue déjà et les pirogues sont passées.
Levé, je réalise que je suis dans mon lit. C’était un rêve ; plutôt un souvenir. Un beau, un très beau souvenir. Soupir… Aujourd’hui, je l’ai vu à la télé, ce pays des pêcheurs, éblouissant de lumières d’immensité et de misère ; il existe toujours ; les mêmes villages, les mêmes gens ; les pirogues n’ont plus leurs voiles carrées mais de puissants moteurs pour franchir la barre ; ce sont malgré tout de hardis marins, ceux du pays de la plage, là-bas… Et je me rendors. J’avais dix ans…