Plaisir 4×4

par moniroje

1982 - Notre Land Djerba

Des fois me reviennent des souvenirs de quotidien… plutôt d’instants magiques ; non point de ces événements ou aventures qui marquent une vie, mais de ces moments dont on ne prête pas trop attention et qui pourtant sont aussi importants ; l’air doit alors vibrer comme du cristal et si on rit, c’est du bonheur qu’on vit… Tiens, en écrivant, me revient cette bouffée de roses aspirée à plein poumons, ma surprise, ma joie de vivre…

Donc, je me rappelle ; en Algérie… c’était dans les années… quatre-vingt. Oui, c’est ça ! Décidément, je parle comme un vieux, maintenant ! Bon… Je travaillais à Ouled Fayet, village à vingt kilomètres d’Alger et vingt kilomètres aussi de Zéralda, station balnéaire où nous habitions. Mon trajet domicile-bureau était des plus agréables, serpentant dans cette campagne-jardin qu’était la Mitidja.

Mais, des fois, au sortir de mon bureau, je m’offrais le plaisir secret du chemin parallèle à la route goudronnée, avec ma magnifique Land-Rover SW 109 Serie III encore toute jeune à l’époque ! Plaisir, frissons, victoire, rires… chemin de terre longeant les vergers d’orangers ; surprenant le sourire éblouissant d’une petite fille brune comme un pain d’épices. Devant moi, l’ornière, encore plus creusée ; donc, ne pas hésiter, opter pour rouler sur les hauts ; las, les essieux ne sont pas assez larges et patatras, la Land glisse et se vautre dans la boue ; le volant tourne de gauche à droite et de droite à gauche, glissant sous mes mains n’osant à peine le commander ; le ventre racle, les roues patinent, je braque vers le haut de l’ornière pour accrocher un flanc séché par le soleil, tendu vers cette motte d’herbe pour s’y agripper ; surtout ne pas s’immobiliser, ne pas appuyer sur le champignon, juste à peine, et soudain, d’un mouvement de cul transversal et violent, le 4×4 sort du bourbier ! Oublié la frousse de se planter, j’enlève la gamme courte des vitesses, riant et m’écriant : « Les doigts dans le nez ! » Plus loin, d’autres ornières mais moins longues, plus faciles. Traverser la route goudronnée, retrouver le chemin ; s’enfoncer dans l’ombre épaisse, noire, enveloppante, fraîche un peu trop d’une rangée de noyers . Un champ bordé de coquelicots puis grimper une colline coiffée d’une pinède où chantent des cigales précoces ; y découvrir la mer, plus proche, d’un azur plus soutenu que celui du ciel ; et là, inquiétude délicieuse de savoir l’épreuve prochaine : au bout de la piste qu’il ne faut point dévaler ( hélas, plus tard, un ami à qui j’avais confié ma voiture, n’écouta pas mon conseil et cela me coûta un carter arraché et la mort du moteur), les eaux troubles, immobiles, malodorantes d’une mare recouverte de roseaux ; la surface de l’eau masque les obstacles et j’avance les roues en aveugle ; braquer à cause d’une roche brutale, accélérer car la roue droite s’enfonce tant que l’eau pénètre dans l’habitacle, glisser sur un tapis d’argile, retrouver les caillasses, ressentir tous ces sols à travers les pneus, les mouvements de la caisse et jusqu’aux grains de sable salvateurs au bout des doigts guidant le volant ! Les joncs s’effacent devant le capot ; un couple de cigognes s’envole à mon approche ; le danger est passé, je roule sur une flaque ; accélérer, aller plus vite, deux gerbes d’étincelles au soleil accompagnent la Land, plus vite encore pour réussir cette fois-ci à grimper le flanc de la dune d’un seul coup ; premiers cahots, vite rétrograder, le mufle carré de la Land s’envole violemment vers le ciel alors que l’arrière dérape en zigzags, que les muscles et le volant se battent à qui sera le plus fort, que le moteur hurle sa rage de roues qui patinent dans un nuage de sable, que je crie : « Putain de putain ! » et , enfin, le dos de la dune. Arrêt pour savourer la victoire et remettre les vitesses civilisées ; descendre doucement, pour le plaisir, vers le goudron de la route côtière sur les deux derniers kilomètres jusqu’à la maison. Tout content de ma bête, de ma Land, de ce qu’elle m’a offert : ce petit tour dans un monde parallèle où le blé se dore sous la caresse de la brise, où l’homme est un brave paysan, où les glaïeuls sauvages tapissent le bord du chemin, où l’on sait que c’est le paradis.